La grisaille attristant la nature essaime entre les arbres rouillés par l'automne quelques nuées grises et humides. Le temps est couvert et menaçant, pourtant j'ai décidé de m'aventurer dans le bois cet après-midi, car j'aime en cette saison errer entre les arbres prêt à s'endormir pour l'hivers et m'enivrer des odeurs de l'arrière-saison.
Mais alors qu'au loin le tonnerre gronde et qu'une ondée sonore se répand dans la vallée, je sens mon corps vibrer sous ce roulement interminable. Quelle idée m'a donc prise de m'aventurer si loin dans le sous-bois alors que tout dans l'air et au ciel menaçait ! Je presse le pas. Le gravillon crisse sous mes chaussures, couvrant à peine le bruissement du feuillage rougeyant qu'un vent humide réveille. La tension monte. Je suis bien trop loin du village et à présent je ne pense plus le rejoindre avant la pluie. Mais alors que j'espère arriver à la petite loge en contrebas, avant que l'orage n'éclate, un coup fracassant vient crever d'un éclaire un nuage noir et chargé qui déverse aussi subitement que violemment son fard d'eau... Je cours maintenant et les gerbes de liquide boueux que mes pas soulèvent détrempent et salissent le fond de mon pantalon. Dans mes chaussures de marche, mes pieds baignent. J'arrive enfin à la loge. J'espère que ça ne durera pas, mais on ne sait jamais, par ici. Le temps est capricieux et peut pleurer un quart d'heure comme deux heures.
Ma course folle et l'odeur de l'herbe humide qui me saute à la gorge me coupe le souffle; je farfouille dans mes poches en recherche de mon Ventolin et sitôt que j'y mets la main dessus, m'empresse d'envoyer deux nuages du précieux médicament pour délivrer mes bronches.
Je n'ai couru que quelques secondes sous la pluie, pourtant je suis trempée comme si j'avais pris une douche toute habillée.
Me voici dans la petite "cabane de la forêt", cet endroit où nous venions jouer mes amies et moi, lorsque nous étions gamines. Que d'aventures nous nous sommes inventées ici, appuyées contre les balles de foin….
Alors que je laisse mon esprit voyager avec nostalgie en l'antre souvenirs de mon enfance, je sens dans mon cou les griffes d'un souffle glacé me pincer la nuque. Un courant frais transperce mes vêtements détrempés et mord ma peau qui se hérisse de froid, d'effroi. Puis je me sens violement tirée vers l'arrière par une poigne gelée qui agrippe ma nuque et je recule de quelques pas jusqu'à me cogner le dos contre la paroi de la petite bicoque. Estourbie, je passe ma main sur mon visage, comme pour y ramasser mes idées et chasser cette impression de morcellement que j'ai ressenti tantôt. Que m'arrive-t-il ? J'essaie de ne pas céder à la panique, de reprendre mes esprits et constate qu'au dehors la pluie semble avoir cessée. Je ne sais trop que penser, les idées affolées se bousculent dans ma tête, mais je ne suis pas encore au bout de mes surprises; je m'aperçois alors d'une chose étrange : la petite cabane de mon enfance me semble si délabrée soudain, le bois noirci de pourriture s'effrite et laisse filtrer par milles interstices les rais d'une lumière fade et grise où danse en nuage une poussière opaque. Je n'avais pas remarqué tout cela en entrant !... Tout me semblait propre et entretenu…
Je fais quelques pas et sens avec horreur les fils d'une toile d'araignée s'accrocher à mon visage. Dans un mouvement de panique, je gesticule frénétiquement, tentant de me défaire de ces filaments qui s'accrochent à moi. J'ai horreur des araignées et l'affolement me gagne. Je crie…c'est plutôt un braillement d'effroi qui s'évade d'entre mes dents serrées, et tout en me débattant, je cours vers la porte pour m'évader de cet enfer. Je trébuche sur un vieux seau rouillé et perd l'équilibre, m'affalant contre la porte qui cède alors et je m'étale à terre dans le fracas du bois pourri se déchirant, terminant ma chute dans la boue. Une odeur humide et rance me saute aux narines. Les fesses à terre et les deux mains dans la gadoue, je relève alors les yeux et contemple avec horreur la forêt qui étale son désastre tout autours de moi. Comment est-ce possible ? Les arbres s'entrelacent dans une chorégraphie monstrueuse de branchages tordus et cassés, tout est envahi d'une mousse verdâtre et des dizaines d'arbres morts semblent pourrir sous la barbe grisâtre du lichen. Des mycètes charnus et gluants envahissent de vieilles souches moribondes qui entourent la petite cabane. Je suis en plein cauchemar. Cet endroit ne ressemble pas du tout à la forêt dans laquelle je m'offrais quelques instants d'évasion tout tantôt ! C'est un enfer, un mauvais rêve... J'ai dû m'évanouir, épuisée de ma course, et je cauchemarde à présent….Pourtant, j'ai froid… Si froid que je ne sens déjà presque plus mes orteils, gagnés par les engelures. L'air glacial mord mes mains et la douleur, si réelle, si piquante… non, je ne rêve pas ! La froidure et la peur ont raison de moi et je me relève subitement, me mettant à courir à travers les bois dévasté dans la direction qui, je l'espère, me ramènera au village. Je cours sans plus regarder autours de moi. Je nie le cauchemar. Des branches viennent griffer mon visage et je trébuche plusieurs fois, mais la frayeur surpassant ma douleur, je me relève et repars dans ma fuite.
J'aperçois bientôt à travers la brume grisâtre le contour des maisons, et je propulse en mes muscles mes dernières forces; me voici bientôt arrivée, sauvée…
Mais alors que se découpe plus distinctement les maisons devant moi, je dois me résigner : le cauchemar continue. A la place de la somptueuse villa de M. Grameau se dresse à présent une vieille demeure délabrée. A la chaîne du magnifique berger allemand que j'ai si souvent maudit lorsqu'il venait baver contre mon pantalon alors que son maître le promenait le soir se dresse maintenant un vieux cabot décharné, qui me grogne furieusement en retroussant les babines. Je marque un temps d'arrêt, hésite à passer devant cet animal enragé, et alors que je tente un pas, le voilà qu'il saute en ma direction. Il manifeste sa rage par des aboiements furieux et je crains que la chaîne qui le retient ne cède sous l'assaut de ses bonds brutaux.
Je m'élance et franchi sans plus m'arrêter la rue jusqu'au carrefour où normalement s'élève la petite église du village. Mais celle-ci n'est plus que ruines. La porte défoncée bée et un lierre abondant envahi les murs défraîchis de la bâtisse sacrée. Je ne comprend rien à ce qui m'arrive, mais pour l'instant une seule idée me tenaille : me retrouver chez moi, au chaud, à l'abri. Epuisée, je n'ai plus la force de courir. Je traverse le village dévasté d'un pas résigné et rejoins le quartier où s'élève la petite bâtisse où je loge. C'est bien le même bâtiment, mais on lui donnerait cent ans de plus. Le jardin est envahi de ronces et la mousse recouvre les dalles du chemin qui mène à l’entrée. J'insère sans conviction la clé dans la serrure rouillée. A mon grand étonnement elle s'y glisse facilement et tourne sans résistance. J'ouvre la porte avec méfiance, m'attendant à tout… plus rien ne peut étonné mon esprit ravagé par l'effroi de ce que je vis. Un relent de moisi me saute à la gorge. Ma bouche est pâteuse et malgré l'envie de vomir qui martyrise mon estomac, j'ai besoin de boire. Je me dirige vers la cuisine. A la place du carrelage couleur ocre de ce que fut le parterre du couloir de mon logis, un vieux plancher moisi craque sous mes pas. J'ouvre la porte du buffet; celle-ci me reste dans la main. Avec nonchalance je la jette par terre et prend un des deux verres opaques qui gisent au fond du meuble, l'une des deux seules choses qui semblent constituer l'ensemble de la vaisselle restante…. A l'instant où je tourne la vanne, le robinet me crachote une eau sale et puante. J'ai envie de vomir. Je lâche le verre qui roule par terre sans se briser.
Je quitte en courant la cuisine et cours me réfugier dans ma chambre à coucher. Le lit n'est plus qu'un matelas crasseux où s'ébattent multitude de bestioles de toutes sortes.
Mais où suis-je ? Qui suis-je donc ?
Je ne sais plus. Je ne comprends plus. Alors qu'hier encore je me plaignais de mes conditions de vie, maison trop froide, pièces trop petites, jardin pas assez ensoleillé, voisins trop chiants, village pas assez vivant, enfin bref, toutes sortes de futilités qui me semblent à présent avoir été un luxe que j'aimerais tant retrouver…
Je me sens soudain complètement vidée, lasse, au bord des larmes. Componctueusement, je file vers la pièce où se trouvait auparavant mon modeste mais si confortable salon. Je n'ose m'approcher du sofa, craignant trop d'y réveiller la foule grouillante qui doit y séjourner. Je me dirige vers le coin de la pièce, là où trônait le magnifique poêle en pierre Ollaire mais où s'étale à présent une banquette de bois qui ne semble, ma foi, pas trop pourri… Je m'y affale en espérant qu'elle supportera mon poids. Elle craque dangereusement mais ne cède pas. Je prend alors ma tête dans les mains et laisse couler mon désarroi. Les larmes chaudes me font presque l'effet d'une caresse sur mes joues meurtries par les gifles que les branches m'ont infligé lors de ma fuite. Je pleure, comme une enfant qui s'abandonne, hoquetant, reniflant. Je pleure ainsi ce qui me semble une éternité. Puis épuisée, vidée de toutes mes larmes, je me laisse glisser doucement vers une irrésistible léthargie, ne sachant pas vraiment si je pars pour le monde des rêves ou pour un réveil libérateur...