L’année « Sérénité »
Gibran est mon collègue de travail depuis trois ans. Heureusement qu’une bonne entente règne entre nous car nous ne sommes que deux employés dans les bureaux de ce petit office de tourisme régional… Notre cheffe, Dora, une femme énergique et efficace, a su mettre en place un cadre harmonieux. Même si des états d’âme personnels agitent parfois nos comportements, aucun réel conflit ne vient ternir l'équilibre qu’elle maintient grâce à une écoute permanente et un encouragement constant au dialogue.
Ainsi, même quand Gibran a traversé cette terrible période de dépression, il y a deux ans, notre trio a su garder sa cohésion et son unité. Tout en restant concentrés sur notre travail, nous avons su rester à l’écoute de notre collègue et ami. Il était alors plongé dans une profonde affliction après le décès de sa jeune épouse, victime d’un cancer foudroyant qui lui faucha la vie en quelques mois. Notre collègue mit tout d’abord sa douleur en sommeil pour s’occuper de leur fils Tim, mobilisant toutes ses forces pour apporter à son enfant à la fois la solidité et la sécurité d’un père et la constance et l’attention permanente d’une mère.
Mais à trop s’appuyer sur ses capacités de dédoublement, Gibran avait fini un jour par « casser ». Tim fut alors placé d’urgence en établissement médico-pédagogique et son père, épuisé et traumatisé, mit une semaine avant de pouvoir refaire le moindre geste ; à l’image de son esprit, son corps s’était soudain complètement paralysé sous le choc de l’effondrement qui s’était produit en lui.
Quand, quelques jours plus tard, nous avons pu aller lui rendre visite avec Dora, nous nous sommes trouvées en face d’un Gibran émacié et terne. Ses grands yeux noirs, habituellement si vivants et lumineux, avaient perdu tout éclat. Il avait laissé ses belles boucles couleur geai se transformer en une broussaille désordonnée et sale. Rondelet et large d’épaules, il avait l’allure un peu pesante et maladroite et n’avait jamais été ce que l’on appelle un « beau garçon », mais l’air jovial et débonnaire qu’il arborait l’avait toujours rendu attirant. Mais à présent il était pitoyable, les épaules pesantes, les bras flasques dégoulinant le long d’un corps sans énergie. Ayant négligé de se raser depuis plusieurs jours, il ressemblait à un Robinson Crusoé dénudé d’espoir, errant sur une planète tarie et sans soleil.
Plus tard, le regard étincelant de vie de son fils lui ayant redonné le feu au cœur, il se remit sur pied. Depuis son hospitalisation, il consultait un psychologue, type étrange, qui vint une fois au bureau demander quelque information culturelle. Je me demandais ce qu’un petit bonhomme comme celui-là, si simple, à l’allure délicate et un tantinet altière, pouvait bien apporter comme force et soutien à mon ami, si lourdement affligé. Peut-être le secret était-il caché dans ce regard profond et ce calme fabuleux qui l’auréolait ?
En tous les cas, Gibran reprit goût à la vie en quelques mois. Je continuais néanmoins à me faire du souci pour lui, constatant qu’il s’éparpillait dans des activités un peu trop ésotériques à mon goût. Il avait commencé des cours de yoga, de relaxation, parlait d’autohypnose, d’ondes Alpha, « d’état de conscience modifiée ». Je craignais qu’encore affaibli émotionnellement, il ne se laissât entraîner dans quelque secte malfaisante.
Mais je devais admettre que Gibran s’éclairait de jour en jour. Depuis quelques semaines, il se dégageait de son être une douceur et un calme que je ne lui avais jamais connus. Un sourire permanent éclairait son visage et ses traits ouverts et détendus le rajeunissaient de dix ans. Il dégageait une constante joie de vivre communicative et je commençai à soupçonner que ces merveilleux changements soient l’œuvre de l’Amour… Mais, lorsque je le questionnais sur l’identité de la jeune fille qui était à l’origine de ce miracle, il niait en riant …
Ce matin, alors que je repense à tout cela en contemplant mon collègue, je me rends compte combien sa présence me fait du bien. Et je me surprends alors à me demander si ce que je crois être un rai de soleil flavescent perçant à l’instant la vitrine et venant majestueusement cuivrer son visage, n’est pas plutôt la radiation de son âme partageant au firmament son éclat…
Je me sens soudain envahie d’une impression étrange, puissante, merveilleuse et effrayante à la fois. Effrayante car si puissamment merveilleuse que l’intellect se voit alors incapable d’expliquer, de contrôler, de rationaliser. Comme un vertige…
J’éprouve une sensation de bien-être grandissant, chaleureusement aspirée par la lumière qui embaume mon ami. Mon cœur s’affole en ma poitrine et mon esprit lutte pour « garder les pieds sur terre », si je puis le dire ainsi… Mais mes résistances tombent une à une, mon âme consume doucement le voile du rationnel qui m’embrouille et je me laisse à l’Or subtilement glisser dans cette faille du temps...
Je ne sais depuis combien de temps je reste ainsi, envoûtée par l’aura prodigieuse de Gibran. Le charme s'adoucit peu à peu et le temps reprend son essence. Mes sens réintègrent ma conscience et je vois mon ami, qui s’est à présent tourné vers moi, me sourire affectueusement.
- Gibran… soufflé-je, et, je ne saurais dire pourquoi, je me sens presque étonnée d’entendre le son ma propre voix.
- Je sais… Se contente-t-il de me répondre.
Son regard s’en va se perdre, durant quelques secondes dehors, sur le tilleul qui agite ses feuilles sous le souffle doux du printemps. Puis il ajoute :
- Clara, je voudrais te confier quelque chose…
- Je t’écoute Gibran.
J’ai l’esprit encore un peu plongé dans une sorte de flou gaussien. Néanmoins mes idées sont claires et je comprends que ce que mon ami a à me dire est important, et en rapport avec ce qu’il vient de me faire vivre… Malgré ma curiosité et mon impatience je lui demande :
- Ne vaudrait-il pas mieux que nous attendions la fermeture du bureau, Gibran ?
Il acquiesce en fermant les yeux, comme pour me signifier avec délicatesse sa contrariété de devoir attendre.
- Nous serons tranquilles après la fermeture, se sent-il obligé d’ajouter.
Il reste encore une heure avant la fermeture et l’impatience devrait transformer l’écoulement fluide du temps en une coulure visqueuse et interminable, comme un élastique étiré. Mais ce serait sans compter sur le fait que nous sommes vendredi, jour où la clientèle choisit la dernière heure pour venir s’enquérir des manifestations programmées afin d’organiser son week-end. L’heure de fermeture arrive ainsi plus vite que je n’aurais pensé.
Dora ne passera pas ce soir. Nous décidons donc de boucler la réception et de nous installer dans son bureau pour discuter. Je nous prépare un pot de thé à l’orange. Je le rehausse de quelques zestes confisqués à une des oranges du plat à fruits que nous nous réservons pour nos pauses, ainsi que d’un morceau de cannelle que j’effrite dans l’eau qui commence à frémir. Gibran lave les tasses encore souillées des restes de notre pause de quatre heures. Durant quelques minutes ne résonnent, dans l’espace que nous nous aménageons, que le cliquetis de la vaisselle et le bruissement des épices que je désagrège. Je me sens bien dans ce silence, et j’ai l’impression que Gibran s’y sent à l’aise également.
Ma mixture terminée et la vaisselle nettoyée, nous nous installons à la table et commençons à boire notre philtre de détente, toujours enveloppés de cette paix tranquille.
- Je t’écoute, dis-je, en laissant mon regard suivre les volutes de vapeur s’élevant de mon thé.
Il boit encore une gorgée et dépose sa tasse d’un geste lent, comme pour laisser le temps à ses idées de se réunir en mots… ou peut-être juste pour décider par quoi commencer.
- Tu sais, depuis quelques mois, comme je te l’ai dit, je pratique le yoga. Cela me fait du bien, enchaîne-t-il, comme s’il devait se justifier ou me convaincre.
Il sait, bien sûr, que je suis sceptique face à toutes ces techniques qu’il expérimente depuis quelque temps. Aujourd’hui cependant, il pourrait s’en passer... Je hoche simplement la tête pour le lui signifier et il continue :
- Depuis le retour des beaux jours, j’ai pris l’habitude d’aller deux ou trois fois par semaine sur la colline qui s’élève juste derrière chez moi. J’aime m’enivrer de la fragrance résineuse des sapins mélangée à l’odeur de la terre. J’aime sentir le vent glisser sur mon visage, batailler mes cheveux, chasser mes peines… Je me sens si bien là-haut, en ces lieux discrets et tranquilles, si propices à la méditation.
Je l’écoute avec délectation. J’aime son verbe et sa façon presque candide de décrire ses émotions. Je le laisse m’emmener dans son univers d'émoi et de poésie. Je sens que tout cela est un délicieux préambule à quelque chose de plus exquis encore et me contente de lui sourire pour l’encourager à continuer.
Dès ce moment, il me livrera son récit comme s’il était en train de le vivre à nouveau et je l’écouterai sans l’interrompre, passionnée et envoûtée.
« Je viens de m’immerger dans le silence intérieur de la méditation et je ressens cette précieuse et agréable sensation d’ubiquité. J’ai pris l’habitude de ne plus m’étonner de cette impression de décharnement ; mon esprit se déconnecte de tout réflexe rationnel et je me laisse agréablement flotter dans l’éther de la perception. Mais aujourd’hui une impression nouvelle éclot en mon âme : l’impression de me sentir me "fissionner", je suis des milliards de « grains », je me sens être chaque quantum composant le monde physique, et je suis aussi l’énergie - si puissante qu’il m’est impossible de la décrire - qui les lie entre eux. Durant la méditation, le mot « temps » ne veut plus rien dire. Quand je décide de recomposer le berceau physique de mon âme, je ne sais combien de temps s’est écoulé. Mais, alors que j’ouvre les yeux, je vois en face de moi un être assis en tailleur. Il a l’apparence humaine, cependant, la morphologie de son visage me semble si étrange.
Ses cheveux, coupés ras, découvrent un front large et généreux. Sa peau très claire, presque transparente, laisse apparaître sur les tempes les deltas bleutés de ses veines. De longs cils noirs et brillants, délicatement piqués sur ses paupières, balaient l’air à chaque clignement d’yeux et ornent une paire de joyaux noirs et brillants à la profondeur étourdissante, dansant dans des orbites larges, en forme d’amande. Un petit nez discret et idéalement pointé s’offre en charmante coiffe sur une toute petite bouche aux lèvres quasi inexistantes.
Je ne peux m’empêcher de sursauter et la peur s’empare de moi, malgré l’air inoffensif de l’inconnu. Lui ne semble pas surpris le moins du monde. Je lis plutôt une sorte d’amusement sur son étrange visage. Ce qui provoque immédiatement chez moi un agacement en balayant tout le bien-être généré par ma méditation. Mais la peur prend vite le pas sur la contrariété ; autour de moi, la forêt de sapins a disparu et je me retrouve dans une ruelle étrange, bordée de chaque côté par des façades colorées de divers tons pastel et à l’apparence moelleuse et douce… On dirait un alignement de bonbons Chamallow géants.
Je dois avoir l’air vraiment effrayé, car l’être en face de moi laisse soudain tomber son sourire amusé pour prendre une attitude attentive et bienveillante.
« N’aie aucune crainte, Gibran. Tu es le bienvenu ici.»
Il me parle, mais n’ouvre pas la bouche. J’entends sa voix, mais pas par le canal de mes oreilles. Elle résonne simplement à l’intérieur de moi. En fait, je ne l’entends pas ; plus justement, je la ressens. Alors que je m’étonne de ce fait, je me rends compte avec encore plus de stupéfaction que l’être m’a appelé par mon prénom. Je me dis alors que je suis en train de rêver et me sens tout de suite rassuré par cette pensée.
L’être poursuit et cette fois-ci, je vois ses lèvres remuer. Sa voix emprunte la voie rassurante de mes oreilles pour atteindre mon cerveau.
- Oui, je connais ton nom, Gibran. Il est inscrit dans ton être. Et de toute façon, je t’attendais.
- Qui êtes-vous ? Où suis-je ? Que m’arrive-t-il ? Pourquoi suis-je ici ? Je suis bien en train de rêver, n’est-ce pas ?
J’enchaîne les questions en criant presque, sans lui laisser l’occasion de placer un mot. En vérité, je ne suis pas certain de vouloir entendre les réponses...
- Je m’appelle Palaïda, me répond-il, d’une voix si douce qu’elle m’apaise de façon presque magique. Je suis un membre du village de Soit, dans lequel tu t’es échoué. Tu ne rêves pas, Gibran. Tu as voulu venir ici, ton âme t’a guidé jusqu’à nous. Tu es ici parce que tu l’as décidé.
Alors que ses réponses me font écarquiller les yeux, il enchaîne sans me laisser le temps de contester. Il m’explique que l’univers physique n’est qu’une partie concentrée de la Vie, que le temps est une mesure que l’âme a conçue pour accompagner l’esprit et l’aider à comprendre et se définir, sans cette dimension matérielle. Il me décrit comment, lorsque l’on se place en état de méditation, l’âme s’approche de son Essence et redevient Energie et Connaissance. Il attendait ma venue, car, m’explique-t-il, je lui en ai moi-même laissé le message.
Je ne comprends rien à ce qu’il m’explique. Je me sens épuisé et voudrais juste dormir un peu. Mais alors qu’il y a quelques minutes encore, je souhaitais de tout cœur me réveiller au milieu de ma familière et rassurante forêt, j’espère à présent pouvoir me réveiller ici, en compagnie de Palaïda, pour l’écouter encore me parler de ce qui m’arrive.
Je sens que Palaïda est un peu déçu de ma réaction et qu’il voudrait continuer à me parler. Mais il comprend ma fatigue et se lève, en me tendant la main pour m’aider à me lever à mon tour.
C’est agréable, cette façon que nous avons de communiquer sans parole, cette manière de nous comprendre sans rien dire. Si plaisante, que je m’y suis déjà habitué…
Nous cheminons en silence jusqu’à un croisement, qui débouche sur ce qui semble bien être la « rue principale » s’ouvrant sur le centre du village. Il n’y a pas foule dans les rues, mais nous croisons quelques personnes, la plupart accompagnées de leur progéniture.
- C’est une heure propice à la méditation et beaucoup de soyens se sont isolés pour se Réunir, m’explique Palaïda, alors que je m’étonne de voir cette grande avenue si déserte.
Nous croisons un groupe de personnes qui palabrent tranquillement sous la frondaison d’un majestueux feuillu. Elles nous accueillent d’un geste amical et me sourient de toute la largesse que leur permet leur si fine et petite bouche. Il me semble qu’eux aussi s’attendaient à ma venue et ils semblent heureux et réjouis de ma présence. Soudain, deux enfants qui jouaient un peu plus loin dans un petit espace de gravier se mettent à hurler ;
- Tu l’as fait exprès ! Je te déteste !
- C’est pas vrai ! T’es qu’un menteur !
- Non je suis pas un menteur ! T’as cassé mon jouet et tu l’as fait exprès ! hurle de plus belle le bambin hors de lui, les yeux remplis de haine.
L’autre se sauve en pleurant et vient se réfugier dans les jambes d’un homme de notre troupe. Celui-ci le prend dans ses bras et le laisse pleurer sans rien dire, se contentant de caresser ses cheveux hirsutes. Le petit coléreux s’approche à son tour, toujours aussi haineux, et se plante devant une des trois jeunes femmes du groupe.
- Il m’a cassé mon cadeau, je le déteste ! Je le déteste ! Je vais le tuer affirme-t-il hargneusement alors qu’un sanglot commence à le secouer.
La jeune femme se baisse et, avec tendresse, l’enlace dans ses bras, silencieusement. Les autres adultes ne semblent pas vraiment s’intéresser à la scène et continuent leurs conciliabules avec bonhomie.
Je suis stupéfait par ce spectacle ; les adultes, si sereins et posés, offrant une scène de parfaite intelligence, semblent ne porter aucune importance particulière aux chamailleries des deux enfants. Les parents, silencieux, se contentent de bercer avec douceur leur progéniture, tout en gardant sur leur visage cette paisible tranquillité, alors que les deux enfants, encore secoués de rage et de sanglots, semblent mettre du temps à se calmer. Le contraste entre la colère des mômes et la sagesse des adultes est si frappante que j’en reste abasourdi.
Palaïda me tire par la manche et nous nous éloignons, en faisant un signe de la main au groupe en guise d’au-revoir.
- C’est incroyable ! Ils ont tous, sans exception, gardé sur leur visage cette douceur et cette tranquillité si apaisante, malgré l’esclandre des bambins ! dis-je à mon guide. Cette violence chez ces enfants, ces menaces… sans réaction particulière des adultes.
- A quoi d’autre t’attendais-tu ? me questionne-t-il surpris.
- Je ne sais pas… qu’un adulte sermonne l’enfant pour ses menaces, par exemple. Ou plus simplement… que vos enfants soient aussi calmes et sages que leurs aînés…
- Mais, ce sont des enfants !, me répond Palaïda avec étonnement. Nous apprenons le sens des choses en nous confrontant à la réalité de ce monde physique. Comment pourrait-on comprendre le bien sans avoir été confronté au mal ? La douceur n’est que l’autre pôle de la colère. Comment éprouver la douceur, si l’on n’a jamais connu la colère ? Comment éprouver l’amour, si l’on n’a jamais ressenti la haine ? Comment peut-on reconnaître la paix, si l’on n’a jamais vécu le tourment ? Les deux choses sont Une, et l’enfance est le stade du développement humain où l’on apprend à différencier le pôle positif et le pôle négatif des sentiments. Comment un individu peut-il être gentil, si la méchanceté n’existe pas ?
Je ne sais que répondre à cette explication. Cela me semble si logique et pourtant tellement en désaccord avec la morale que je connais…
- De quelle époque viens-tu exactement ? me questionne Palaïda, me sortant de mes réflexions
- Je… nous sommes… enfin… au moment où je suis parti, on était en mars 2010.
- Tu y es toujours, me répond-il pensivement. Oui, je comprends mieux maintenant combien tout cela doit de paraître étrange. Tu viens d’avant la Grande Mutation. Nous n’avons pas eu beaucoup de voyageurs d’avant Elle, tu es même le premier, je crois…
- Je viens d’avant quoi ?
- 2010 dis-tu…continue-t-il tout en ignorant la question, que j’ai pourtant presque hurlée. D’après nos connaissances des siècles passés, vous parlez beaucoup de la fin du monde, prévue pour une date bien précise que vous avez calculée…. Je ne sais plus quand… en 2012, je crois. C’est cela ? Nous n’avons plus grand-chose de cette époque…
- Ah, oui… répondis-je en soupirant… à mon époque on fait choux gras de tout ce qu’on peut. Au moins j’ai la preuve maintenant que ces prévisions apocalyptiques ne sont que bêtises…
- Non, non ! Rassure-toi, l’Apocalypse a bien eu lieu !
Je ne suis pas certain d’avoir bien compris ce qu’il vient de me dire… En tous les cas, contrairement à ce qu’il insinue, je ne me sens pas rassuré du tout…
- Viens, me dit-il, en me faisant un signe de la main. Je pensais que tu venais du temps d’après le Cataclysme… Je crois qu’il va falloir que je t’explique un peu les choses…
Il m’entraîne à travers les ruelles de Soit jusqu’à une petite bâtisse couleur lilas. Il m’invite à m’asseoir sur une espèce de canapé de bois tressé, adossé au mur. Je me laisse choir avec reconnaissance sur le siège. Le soleil sourit de tous ses rais et une brise légère vient apaiser la brûlure de leur réverbération contre la façade. L’air sent la poussière, et je me rends compte alors que je n’ai encore vu aucun véhicule dans les rues.
- Tous les véhicules restent parqués à l’extérieur des villages, m’explique mon ami, qui a évidemment « senti » mon questionnement.
Je ferme les yeux en respirant profondément, et laisse l’indicible de l’instant me pénétrer.
- Tu viens de l’ère des Poissons. De la fin de l’ère des Poissons, plus exactement. En ce que vous avez défini comme l’an 2010, cette période est toute prête de se terminer pour laisser place à l’ère du Verseau. Il faut que tu comprennes que ces périodes, au nombre de douze, les « signes du zodiaque », sont en fait les subdivisions de l’année galactique.
- L’année galactique ? Je n’ai jamais entendu parler de cela…
- Cela a pourtant été découvert bien avant ton année 2010, Gibran. Mais, en réalité, peu de gens de ton époque s’intéressent à cela et ton ignorance est sinistrement collective… murmure-t-il tristement.
Il reprend en mimant un grand cercle dans l’éther où danse, à travers les rayons du soleil, une fine poussière. Un nuage de pollen transformé en escarbilles dorées.
- Une année galactique représente le temps nécessaire que prend notre système solaire pour faire un tour complet sur lui-même. Cela représente 25 920 de nos années solaires. De même que l’année solaire est subdivisée en douze mois, l’année galactique est subdivisée en douze mois galactiques. Est-ce que tu me suis ?
- Attends… si je comprends bien…
Je suis fatigué mais je m’efforce d’effectuer mentalement le calcul. Si une année galactique représente 25 920 années, un mois galactique correspond donc à un douzième de 25 920…
Alors que je me contrains en soupirant à admettre mon incapacité à faire le calcul de tête, Palaïda reprend :
- 2’160 ! Un mois galactique représente 2’160 révolutions solaires. L’ère des Poissons est le dernier mois de l’année galactique. C’est l’instant où notre système solaire termine un tour sur lui-même et entame une nouvelle révolution. Ainsi, la date avancée à ton époque pour 2012 représente, plus ou moins, la fin de l’ère des Poissons et l’avènement de celle du Verseau. De plus, c’est le commencement d’une nouvelle année cosmique. Cette date ne pouvait être qu’une approximation, mais les humains de ton temps, incapables de lâcher prise pour laisser venir les choses, ont préféré s’accrocher à une date butoir. Une erreur qui évidemment ne changera rien aux choses…
Il se lève et disparaît dans la maison, me laissant seul sous le soleil, qui baisse à l’horizon et se fait plus léger. Les soyens semblent avoir terminé leur méditation et un brouhaha de pas et de paroles commence à animer les rues. Mon ami revient avec un pot et deux gobelets remplis de liquide frais. Je goûte le nectar, et sa saveur fraîche et amère me fait penser à du citron.
- Un jus de litonelle, frais pressé de ce matin ! s’exclame-t-il, comme si je connaissais ce fruit… Je l’ai préparé en prévision de ta venue, m’explique-il la mine réjouie.
Nous sirotons notre breuvage en regardant les nuages créer des chimères sous l’Alizé.
- Les cycles cosmiques influencent les champs magnétiques de l’univers et donc évidemment, de notre terre ! reprend mon ami après quelques minutes de contemplation.
Je décroche avec regret mon regard d’un lapin cotonneux dont les longues oreilles s’étirent doucement dans l’azur, sous la puissance du souffle céleste.
- L’avènement d’une nouvelle année galactique implique le détraquement du champ magnétique terrestre. Mais les changements ne sont pas instantanés ! Il s’agit d’un processus, qui s’accentue et s’accélère à l’approche du point de balancement. Jusqu’à ce que le champ magnétique lui-même s’effondre et que les pôles s’inversent. C’est alors le Cataclysme. La fin d’un temps, suivi de la renaissance de la planète, la Renaissance de notre Univers, dans une autre dimension.
Il me laisse le temps de peser son explication et en profite pour me verser un autre godet de litonelle.
- En 2010, vous devez commencer sérieusement à en ressentir les tourments… me dit-il alors avec hésitation, sachant que cela signifie certainement que l’humanité se trouve en pleine souffrance.
Je pense alors aux tremblements de terre, tsunamis, cyclones, volcans, inondations, etc… Chaque catastrophe semble être plus violente que la précédente, de plus en plus rapprochée… Juste hier, Haïti… Nous n’avons pas encore terminé de compter les morts que déjà, à Madère, au Chili…
Et l’humain, qui semble devenir de plus en plus insensé, nos comportements, qui deviennent de plus en plus perturbés, comme sous l’effet exponentiel d’une pleine lune immense et invisible…
- Je m’excuse, Gibran…. murmure Palaïda. Je te parle de tout cela comme si tu avais déjà dépassé l’horreur et compris toute la Magnificence qui en naîtra…. Le mois galactique du Verseau est sans conteste le plus extraordinaire. La promesse d’un Printemps où tout s’éveille à nouveau, s’émerveille. Mais je me rends compte combien il est indécent de m’en réjouir, alors que tu vis l’avenue de l’Hiver… Je ne dois t’en dire plus, j’ai déjà beaucoup trop parlé. Les connaissances que tu dois ramener de ton voyage se doivent de rester limitées…
Il se fait silencieux pour me laisser le loisir de me recueillir. Etrangement, je me rends compte que je ne suis qu’à moitié étonné par son discours. Comme si, au fond de moi, dans cet infini qu’est mon âme, je savais déjà tout cela.
« Comment éprouver la douceur si l’on n’a jamais connu la colère ? Comment éprouver l’amour si l’on n’a jamais ressenti la haine ? Comment reconnaître la paix si l’on n’a jamais vécu le tourment ? »…
Ces mots tournent dans ma tête. J’ai si mal à l’intérieur de moi, j’ai si mal à ma vie, si mal à la vie des milliards d’humains qui vivent dans le désastre, si mal à la vie de ceux qui commencent la traversée d’un interminable Hiver… Je porte en moi cette incommensurable souffrance. Je suis cette souffrance.
Mais je porte en moi également toute la puissance des consciences qui s’éveillent et s’élargissent en cette approche du Printemps, toute cette nouvelle humanité qui se recrée, en ce qui est pour moi l’an 2'398, « l’an Sérénité » pour Palaïda et les siens…
Le vent qui s’est levé caresse mon visage trempé par les larmes que mes yeux ne cessent de déverser. Je m’abandonne à mon chagrin, sans honte et sans résistance. Je laisse une immense mélancolie m’envahir et me traverser de part en part, sans chercher à la raisonner. Palaïda se rapproche de moi et m’attire à lui. Je le laisse m’enlacer de ses bras frêles et pose ma tête sur son épaule. J’abandonne à son immense tranquillité mon corps secoué de sanglots et dépose au creux de sa douceur mon cœur transi d’émoi. »
« Nous apprenons le sens des choses en nous confrontant à la réalité de ce monde physique »
Gibran a tourné la tête et plongé son regard dans le mien pour prononcer cette dernière phrase. Ses yeux expriment en même temps la tristesse, et la joie. Son visage humide de larmes est pourtant rayonnant de paix.
Je ne cherche pas à cacher l’émotion qu’il m’a léguée en me contant son récit. Tout comme lui, je laisse les larmes détremper mon visage, alors qu’il prend doucement la main que je dépose en toute amitié au creux des siennes.
Nous restons de longues minutes à écouter le silence résonner dans le petit bureau de Dora.
- Gibran ?
- Oui ?
- Comment Palaïda savait-il que tu viendrais ce jour-là ?
- Je lui ai laissé un message m’a-t-il dit. Je ne sais ni où, ni comment… Lorsque je lui ai posé la question, il m’a simplement répondu « tu réussiras à trouver, puisque tu es ici »
Il se lève et s’étire disgracieusement en gémissant ; un étirement de muscles et de cordes vocales, en quelque sorte.
- Je ne sais… je ne sais ni où, ni comment, mais je crois - j’ai l’intuition - que ce n’est pas moi qui trouverai la solution, me dit-il, en venant plonger ses deux joyaux ébène dans mes prunelles…